.II.
Palais du prince Hektor
Manchyr Principauté de Corisande
Hektor Daykyn sentit ses orteils buter contre le rebord de l’ornière râpeuse creusée par un boulet charisien sur le pont de la galère Lance. C’était loin d’être la seule. Le prince de Corisande effleura de la main la lisse de pavois pulvérisée par la chute d’un mât réduit en charpie.
— Le capitaine de vaisseau Harys a eu toutes les peines du monde à rapatrier ce bâtiment, Votre Altesse, souffla l’homme qui marchait à sa droite.
— Oui, je vois cela, fit Hektor.
Il s’était exprimé d’une voix étrangement distante et ses yeux semblaient rivés sur un détail qu’il était seul à voir. Le flou de ce regard inquiéta messire Taryl Lektor, comte de Tartarian. Une fois confirmé le décès au combat du duc de Flots-Noirs, Tartarian était devenu le chef de la Marine de Corisande, ou du moins de ce qui en tenait lieu au départ, et de ce qu’il en restait. À ce titre, il n’aimait pas beaucoup voir son prince s’abîmer ainsi dans la réflexion. Cela ressemblait trop peu au Hektor résolu et sûr de lui qu’il connaissait.
— Père, on peut y aller, maintenant ?
Hektor cligna des yeux pour revenir à la réalité et se tourna vers le garçon debout à son côté. Il avait ses yeux noirs et son menton, mais les cheveux cuivrés de sa défunte mère, native du Nord. Il tiendrait sans doute aussi de son père par la taille, même s’il était un peu tôt pour en juger. Du haut de ses quinze ans, le prince héritier Hektor était toujours en pleine croissance.
Et ce n’est pas qu’en taille qu’il doit encore grandir…, songea son père avec sévérité, avant d’ajouter à voix haute :
— Non.
L’adolescent fronça les sourcils et se voûta en fourrant ses mains dans les poches de ses hauts-de-chausses. Il aurait été un peu injuste de qualifier son expression de « boudeuse », mais le prince Hektor ne trouva pas de meilleur terme.
Irys, tu en vaux dix comme lui, se dit-il. Oh ! que n’es-tu née de sexe masculin ?
Par malheur, la princesse Irys était une fille. Par conséquent, Hektor devrait se contenter du fils qui portait son prénom.
— Écoute un peu, Hektor, lâcha-t-il avec un rien de froideur dans le regard et la voix. Des hommes sont morts pour rapporter ce navire. Tu pourrais apprendre beaucoup de leur exemple.
Le jeune prince rougit de colère face à cette réprimande publique. Son père observa son changement de couleur avec une certaine satisfaction, puis se rappela qu’il était sans doute malavisé d’humilier devant des tiers l’enfant qui prendrait un jour sa place sur son trône. Les princes qui se souvenaient de tels traitements avaient tendance à les répercuter sur leurs sujets, avec des résultats pour le moins prévisibles.
Non pas que soient particulièrement bonnes les chances de ce prince héritier-là d’exercer un jour un tel pouvoir… et les dommages subis par la galère à bord de laquelle se tenait Hektor n’y étaient pas étrangers.
Il tourna sur lui-même pour examiner le bâtiment sur toute sa longueur. Tartarian avait raison. Rapatrier cette épave avait dû être un vrai cauchemar. Les hommes pompaient encore ses fonds comme elle rappelait sur son ancre. La longue et lente traversée du retour de l’anse de Darcos, sur près de sept milliers de milles, à bord d’un navire percé au moins dix fois sous la flottaison et dont un tiers de l’équipage avait été massacré par l’artillerie charisienne était de ces épopées dont on fait les légendes. Hektor n’avait même pas essayé de compter les trous ménagés dans les œuvres mortes, mais il avait pris mentalement note de ne pas oublier d’obtenir une promotion au capitaine de vaisseau Zhoel Harys.
Je ne manque pas de postes auxquels le hisser ! se dit-il en baissant les yeux sur les taches sombres souillant le pont de la Lance, là où ses virures étaient imbibées de sang humain.
— D’accord, Hektor, finit-il par lâcher. On peut y aller… Tu es en retard pour ta leçon d’escrime, de toute façon.
Quelques heures plus tard, le prince Hektor, l’amiral de Tartarian, messire Lyndahr Raimynd et le comte de Coris étaient assis dans la petite salle du Conseil, dont la fenêtre donnait sur le mouillage militaire.
— Combien cela en fait-il en tout, Mon Prince ? s’enquit le comte de Coris, chef des services secrets de Hektor.
— Neuf, répondit celui-ci avec plus de hargne qu’il aurait voulu en montrer. Neuf, répéta-t-il sur un ton plus mesuré, et je doute qu’il en revienne beaucoup plus.
— Sans compter que, d’après les derniers messages du grand-duc, aucune des galères de Zebediah n’est rentrée à ce jour.
— J’en suis bien conscient…
Et cela ne me surprend pas ! Elles n’étaient pas bien nombreuses et, malgré tout ce que pourra dire Tohmas, je parie que ses fiers capitaines se seront rendus aussi vite que ceux de Chisholm. Il eut un grognement intérieur. Après tout, ils ont pour moi à peu près autant d’affection que Sharleyan.
À la réflexion, se dit-il, c’était un peu injuste. Il s’était écoulé plus de vingt ans depuis qu’il avait vaincu, destitué et – certes – exécuté le précédent prince de Zebediah… lequel n’était de toute façon pas le meilleur des souverains, même quand il avait encore une tête, comme étaient forcés de l’admettre jusqu’aux plus farouches patriotes de l’île. Sans doute Hektor avait-il un peu manqué de tact dans sa façon de veiller à la disparition des ultimes foyers de résistance et à l’extinction définitive de l’ancienne dynastie. De même, il avait été contraint depuis de faire un exemple d’occasionnels nobles ambitieux. Cela étant, depuis qu’ils étaient sujets de Corisande, les Zebedians bénéficiaient d’un gouvernement honnête et ne payaient pas beaucoup plus d’impôts qu’auparavant. Bien sûr, le produit de ces ponctions profitait davantage à Corisande qu’à Zebediah, mais on ne pouvait pas perdre une guerre et prétendre tout avoir.
Quoi que puissent penser les roturiers, Tohmas Symmyns et ce qu’il restait de ses amis aristocrates savaient parfaitement où se trouvait leur intérêt. Le père de Symmyns, par exemple, n’était que baron quand Hektor l’avait élevé au rang de grand-duc, un titre spécialement créé pour lui que conserverait son fils tant qu’il garderait la confiance de Hektor. Malgré tout, nul n’aurait pu nier que les Zebedians montraient moins d’enthousiasme que les Corisandins de souche à verser leur sang au service de la maison Daykyn.
Conséquence probable de tout le sang qu’avait fait couler de leurs veines ladite maison au cours des quelques décennies passées…
— Franchement, Votre Altesse, intervint l’amiral de Tartarian, cela m’étonnerait que d’autres rentrent au port, que leur équipage soit corisandin ou zebedian. La Lance est pour ainsi dire une épave. Compte tenu des dégâts et des pertes qu’elle a subis, c’est un miracle que Harys ait pu la ramener. Et ce même sans avoir battu un record de traversée… (Il secoua la tête, l’air sinistre.) Si d’autres bâtiments ont encore plus souffert de la bataille, ils ont certainement sombré avant d’atteindre les eaux de Corisande. Ou alors ils se sont échoués sur une île, quelque part entre l’anse de Darcos et ici.
— Je partage votre opinion, affirma Hektor avant de prendre une profonde inspiration. Ce qui signifie que, le jour où Haarahld viendra à nous, nous n’aurons aucune flotte à lui opposer.
— Si nos renseignements sont exacts, aucun alignement de galères conventionnelles ne pourrait l’arrêter de toute façon, Votre Altesse, fit remarquer l’amiral.
— C’est vrai. Nous n’avons plus qu’à mettre sur pied notre propre flotte de galions « dernier modèle ».
— Quelles sont les chances que Haarahld nous en donne le temps, Mon Prince ? demanda Coris.
— Je vous en laisse juge, Phylyp. J’espère seulement (Hektor afficha un sourire corrosif) que vos prévisions seront plus précises que les miennes.
Le comte ne broncha pas, mais aucune satisfaction ne se lut dans ses traits pour autant. Phylyp Ahzgood, comme son homologue de Charis, n’était pas né de la noblesse. Il avait reçu son titre – suite au décès malencontreux de l’ancien comte de Coris, compromis dans la dernière tentative sérieuse d’assassinat de Hektor – en remerciement de son travail en tant que chef des services secrets du prince. Au fil des ans, il était devenu ce qui se rapprochait le plus d’un premier conseiller pour son souverain. Cependant, il avait considérablement baissé dans son estime depuis qu’il était apparu que les innovations navales de Haarahld de Charis avaient été cruellement sous-estimées. Si sa tête tenait encore sur ses épaules, c’était uniquement parce que personne ne l’avait vu venir mieux que lui.
— À vrai dire, je crois que nous avons un peu de temps devant nous, Votre Altesse, reprit Tartarian.
L’amiral avait l’air benoîtement inconscient de ce qui se jouait entre Coris et le prince, même si celui-ci doutait fort que ce soit vraiment le cas.
— En fait, je suis plutôt de votre avis, amiral, déclara Hektor. Cela dit, je serais curieux de savoir si nous avons suivi le même raisonnement.
— Tout dépend des ressources de Haarahld et de sa capacité à mener à bien sa stratégie, Votre Altesse. D’après ce qui nous a été rapporté jusqu’à présent, il n’a pas l’air d’avoir perdu beaucoup de ses foutus galions. Il n’en a peut-être même perdu aucun. D’un autre côté, il n’en possédait pas tant que ça avant la bataille. Disons qu’il dispose de trente ou quarante unités. C’est déjà une flotte très puissante, notamment compte tenu de sa nouvelle artillerie. Elle viendrait sans doute à bout de n’importe quel alignement à la surface de Sanctuaire. Cependant, si Haarahld la divise pour traiter plusieurs objectifs, elle sera très affaiblie. Malgré ce que viennent d’endurer nos marins, il devra prendre quelques précautions pour surveiller ses eaux territoriales et protéger ses navires marchands.
» Selon toute probabilité, il n’est capable de lancer qu’une offensive à la fois. J’adorerais qu’il lui prenne l’envie de mener de front plusieurs campagnes, mais je ne le crois pas assez stupide pour cela. Tant que nous y sommes, n’oublions pas qu’il ne dispose d’aucune armée terrestre digne de ce nom. Or Corisande n’est tout de même pas un vulgaire caillou au milieu de l’océan. Elle s’étend sur plus de dix-sept cents milles du cap Chauve à la baronnie de Dairwyn, et sur près de deux milliers de milles du cap Targan à la pointe du Vent-d’Ouest. Même s’il est moins densément peuplé que Harchong ou le Siddarmark, cela reste un territoire immense à contrôler. S’il y tient vraiment, Haarahld pourra lever une armée assez imposante pour combattre simultanément nos forces et celles d’Émeraude, mais cela lui prendra du temps, lui coûtera très, très cher et pèsera lourdement sur son aptitude à poursuivre son développement naval.
» Dans le meilleur des cas – de son point de vue, je veux dire –, il lui faudra des quinquaines, voire des mois avant de pouvoir envisager une opération maritime d’envergure. Quand bien même, Émeraude se trouve beaucoup plus près de Charis que Corisande. Il ne commettra jamais l’erreur de laisser le prince Nahrmahn libre d’agir dans son dos en envoyant contre nous l’essentiel de sa flotte et tous les fusiliers marins qu’il aura pu mobiliser. Il commencera donc par neutraliser Émeraude. Même si je n’ai pas une grande opinion de l’armée esméraldienne, elle a le mérite d’exister. Si elle se dresse contre Haarahld, il faudra au moins deux mois supplémentaires à celui-ci pour prendre les principaux ports et cités de l’île. Quant à la soumission du territoire entier, si les sujets de Nahrmahn décident de lui rester fidèles, elle prendra encore plus de temps.
» Par conséquent, si Haarahld s’en tient à une stratégie conventionnelle, je doute fort qu’il soit capable de nous atteindre cette année.
— Belle démonstration, amiral, commenta Hektor. Dans l’ensemble, je suis assez d’accord avec vous. Mais n’oubliez pas que Haarahld de Charis a déjà prouvé son aptitude à s’écarter des stratégies conventionnelles, justement.
— Oh ! je ne l’oublie pas, Votre Altesse. Aucun marin ne l’oubliera de sitôt, je vous assure.
— Parfait. (Le prince afficha un sourire glacial, puis agita la main.) Supposons pour l’instant que votre analyse soit correcte. Même dans le cas contraire, nous avons au moins un mois ou deux devant nous avant que l’ennemi soit capable de frapper à notre porte. Oh ! nous verrons bien quelques unités rôder le long de nos côtes et s’en prendre aux marchands assez sots pour croiser leur route, mais il faudra plus longtemps à Haarahld pour organiser une expédition plus belliqueuse. Et s’il tarde trop à nous attaquer, nous aurons peut-être quelques mauvaises surprises pour lui quand il arrivera.
— Des surprises de quel genre, Mon Prince ? s’enquit Coris.
— Pour commencer, les dessins qu’a réalisés Flots-Noirs des nouveaux canons charisiens nous sont bien parvenus. Il est regrettable que nos prises se soient retrouvées à Eraystor pour je ne sais quelle raison, mais ces croquis et les notes du capitaine de vaisseau Myrgyn les accompagnant suffisent à nous éclairer sur les nouveaux affûts des canons charisiens et leurs charges ensachées. Je rêverais d’en savoir plus sur leur poudre améliorée, mais…
Hektor fit la grimace et haussa les épaules. C’était le seul point du rapport de Myrgyn à manquer de précision.
— Malgré le flou entourant ce détail, poursuivit-il, nous devrions pouvoir profiter de ce que nous savons des améliorations apportées à l’artillerie charisienne. La question est de savoir combien de temps il nous faudra pour mettre tout cela en pratique.
— J’ai déjà discuté des nouveaux canons avec notre maître d’artillerie, Votre Altesse, dit Tartarian. Il est aussi contrarié que moi que les mêmes idées ne nous soient jamais venues à l’esprit. Elles sont si simples que… (Le comte se tut et secoua la tête.) Pardonnez-moi, Votre Altesse. (Il s’éclaircit la voix.) Voici où je voulais en venir : notre maître d’artillerie a déjà commencé à fabriquer les moules de ses premiers canons de nouvelle conception. Bien entendu, de nombreux essais seront nécessaires et il faudra ensuite aléser et monter chaque pièce. Toujours est-il qu’il s’estime capable de livrer les premières d’ici à un mois et demi environ. Je lui ai assuré comprendre (Tartarian plongea son regard dans celui de Hektor) que ce n’était qu’une estimation et je lui ai garanti que personne ne lui reprocherait rien si elle se révélait trop optimiste, malgré toute la bonne volonté de notre homme.
Hektor fit une nouvelle grimace, qu’il accompagna toutefois d’un signe d’acquiescement.
— Pendant que le maître d’artillerie travaille là-dessus, poursuivit Tartarian, j’ai entrepris d’imaginer les modifications à apporter à nos galions pour accueillir ce nouvel armement. Il ne suffira malheureusement pas de percer des sabords dans leurs murailles… Je me refuse d’ailleurs à imaginer pour l’instant combien de temps il nous faudra pour équiper notre premier navire. Nous ferons de notre mieux, mais je nous crois incapables de mettre à l’eau une flotte équivalente à celle de Haarahld en moins de deux ans, Votre Altesse. Vous m’en voyez navré, mais c’est la stricte vérité.
— Soit ! Ces chiffres ne me plaisent pas plus qu’à vous, amiral, mais il faudra nous contenter de ce qu’il nous sera possible de réaliser dans le temps imparti. À mon avis, du moins à court terme, cela impliquera d’affecter les derniers produits de nos fonderies à nos batteries côtières les plus stratégiques avant de songer à leur faire prendre la mer.
— Si je puis me permettre, Votre Altesse, j’aimerais apporter une nuance à cela. Je conviens que priorité doive être donnée aux batteries côtières, mais toutes les bouches à feu que nous pourrons mettre à flot pour appuyer leur action formeront un atout considérable. Nous devrions pouvoir mettre en place assez vite des batteries flottantes – de gros radeaux équipés de pavois aptes à abriter les canonniers des projectiles légers – pour contribuer à la protection de nos principaux bassins. De même, il serait très utile en termes de défense portuaire de doter un maximum de galions d’un tel armement.
— Je vois.
Hektor prit un air songeur en jaugeant les arguments de l’amiral, puis eut un geste d’indifférence.
— Vous avez peut-être raison, amiral. Hélas, je crains que cela n’ait guère d’importance dans l’immédiat. Une fois que vous aurez lancé la construction de galions capables d’accueillir ces pièces, nous pourrons réétudier nos priorités.
— Oui, Votre Altesse.
— Ce qui nous amène à vous, Lyndahr, enchaîna Hektor en se tournant vers son ministre du Trésor. J’en ai bien conscience, nous n’avons pas de quoi financer une nouvelle flotte. Et pourtant cela resterait moins cher que de nous acheter une nouvelle principauté. J’attends donc de vous de la créativité.
— Je comprends, Mon Prince, répondit Raimynd. Je suis justement en train d’y réfléchir. Le problème est que nos caisses ne sont pas assez pleines pour couvrir ne serait-ce que les frais initiaux d’un tel programme d’armement. Mais peut-être devrais-je souligner que nos caisses ne sont pas les seules qui existent…
— Ah ? fit Hektor en haussant un sourcil.
— Il me semble, Mon Prince, glissa Raimynd avec circonspection, que les Chevaliers des Terres du Temple risquent d’être un peu… déçus par le résultat de notre récente campagne.
— C’est le moins qu’on puisse dire ! ironisa Hektor.
— Je le crains aussi, Mon Prince. Il m’est apparu que, dans ces circonstances, les Chevaliers pourraient, comment dire… partager certains intérêts avec votre principauté. Je crois même qu’il ne serait pas déraisonnable de leur demander de nous rembourser les frais engagés lors de notre entreprise commune.
Lyndahr Raimynd, songea Hektor, aurait dû être diplomate au lieu de comptable.
— Je suis d’accord avec vous, dit-il à voix haute. Malheureusement, les Chevaliers des Terres du Temple ne siègent pas tout près d’ici. Même avec l’aide des sémaphores et des avisos de l’Église, il faut des quinquaines pour échanger avec eux le moindre message. Et ne parlons pas d’or ou d’argent ! En outre, si Haarahld avait vent de la circulation de telles richesses, j’aurais une petite idée de la prochaine cible de ses croiseurs.
— C’est vrai, Mon Prince. Néanmoins, il se trouve que le délégué archiépiscopal Thomys réside en ce moment même à Manchyr.
Si vous entriez discrètement en contact avec lui pour lui expliquer la nature précise de nos besoins, vous devriez pouvoir le convaincre de soutenir nos efforts.
— De quelle manière ?
— S’il en convenait, le délégué archiépiscopal pourrait émettre des lettres de crédit sur le Trésor des Chevaliers des Terres du Temple. Il nous faudrait peut-être accorder de légères remises sur leur valeur nominale, mais elles auraient de bonnes chances de circuler sans dépréciation, car il ne viendrait à l’idée de personne de douter de la solvabilité du Temple. Nous pourrions dès lors émettre nos propres lettres de crédit, avec la garantie de celles du délégué archiépiscopal, pour financer notre développement militaire.
— Et s’il refusait de compromettre les Chevaliers ? s’enquit Tartarian, ce qui lui attira le regard de Raimynd. Je comprends la logique de ce que vous venez d’énoncer, messire Lyndahr. Cependant, le délégué archiépiscopal craindra peut-être de manquer de l’autorité nécessaire pour engager la responsabilité financière du Temple. Par ailleurs, en toute sincérité, si je dirigeais une fonderie ou un chantier naval, j’hésiterais un peu à accepter une lettre de crédit des Chevaliers qui ne porterait pas leur sceau, si vous voyez ce que je veux dire.
— Objection valable, admit Hektor, mais pas insurmontable. Lyndahr, c’est une idée excellente et qui mérite d’être approfondie. Si jamais le délégué archiépiscopal Thomys avait du mal à se laisser convaincre, nous pourrions lui rappeler que, sans engager la responsabilité légale des Terres du Temple, il a toute autorité sur les ressources de l’archevêché. Il dispose d’assez de biens en Corisande pour garantir une lettre de crédit propre à couvrir nos besoins pendant plusieurs mois. Ensuite, nous aurons certainement reçu des nouvelles des Chevaliers. Je crois qu’ils comprendront vos arguments et accepteront ces dispositions. Sinon, il ne nous restera plus qu’à trouver une autre solution.
— Oui, Votre Altesse.
Raimynd inclina la tête en une sorte de demi-révérence.
— Parfait, dit Hektor en reculant son siège. C’est à peu près tout ce dont nous pouvions discuter utilement cet après-midi. N’oubliez pas de me tenir informé de tout ce dont nous venons de parler. Je sais que vous vous trouvez dans une position assez… inconfortable. (Il sourit à pleines dents.) Cependant, si Haarahld prend juste assez de temps pour écraser Émeraude, nous devrions avoir assez avancé dans nos travaux pour lui donner du fil à retordre quand il atteindra Corisande !